Pigeon à la Pattayaise
Recette de Raymond Vergé
Voici une recette [pourtant]
éculée mais qui marche encore de temps en temps comme une vieille
paire de godasses que l’on ressort du placard pour partir en chasse
guetter le bon coup de fusil.
Condition sine qua
non: il est absolument indispensable de posséder, comme miroir
aux alouettes, un acte notarié (authentique si possible) qui vous
permet d’exploiter un établissement de la catégorie ‘‘bar-restaurant-hôtel-agogo-disco-karaoké’’
et d’avoir effectivement l’usufruit, pour ne pas dire la jouissance,
des lieux. Cela ne s’adresse qu’aux fonds de commerce plutôt déficitaires
et dont il faut relever la sauce avec un peu de poudre de perlinpin.
Pour ce faire, prenez un bleubite de farang n’ayant pas été nourri
au grain d’ellébore et qui débarque la gueule enfarinée, pas encore
dessalé malgré son âge mûr et déjà farci de belles liasses de biftons
qui vous le rendent fort appétissant, surtout lorsqu’il annonce
qu’il est prêt à mettre toutes ses éconocroques dans une affaire
saine, car il est bien décidé à casser la baraque dans le but déclaré
de se payer une retraite dorée au milieu d’un cheptel sans cesse
renouvelé. Et une affaire saine, justement vous en connaissez une,
la vôtre, que vous avez mis tant d’années à faire prospérer mais
qu’il vous faut revendre maintenant pour acheter plus grand afin
de mieux pouvoir assurer le train de vie auquel vous vous êtes gentiment
habitué grâce aux bénéfices plus que confortables que vous accumulez
quotidiennement derrière votre comptoir, livre de comptes à l’appui,
tout en surveillant les “petites” d’un œil paternaliste, car en
plus c’est devenu une affaire de famille et vous ne la céderiez
certainement pas à un malotru qui ne prendrait pas bien soin du
personnel. Oui, vous l’avouez, vous avez du mal à choisir parmi
tous ces prétendants au trône [de votre petit royaume] et vous recherchez
celui qui aura en plus cette généreuse touche d’humanité, ce petit
supplément d’âme comme on dit à quelqu’un pour être sûr qu’il se
reconnaisse.
C’est ce qu’on appelle
passer la viande à l’attendriseur. Ensuite, vous n'avez plus qu’à
la faire mariner dans les aromates les plus subtils, et de la fumer
au parfum du profit immédiat, savoureusement rehaussé par les douces
fragrances d’un beau bouquet garni d’oseille et d’épinards au beurre
frais. Pour que la sauce prenne, il vous suffit d’inviter une belle
brochette de “barons” assoiffés que vous régalerez gratis pendant
quelques soirées en présence de l’heureux élu. A l'occasion du verre
de fermeture, vous lui accorderez l’honneur de faire la caisse lui-même,
puisque il est “virtuellement” le nouveau patron, et avant la fin
de la semaine, il viendra de bon matin avec une mallette de billets
vous supplier de le suivre chez le notaire avec qui il a déjà pris
rendez-vous pour conclure l’affaire du siècle, ou du moins de sa
petite vie de labeur. Et vous avez eu juste le temps de récupérer
deux ou trois objets personnels que déjà il se la joue big boss.
Puis, les semaines, les mois passent, et les clients fidèles, ces
ingrats, ne sont jamais revenus. Pas encore inquiet, notre nouveau
caïd change toute la décoration et se ruine en publicité afin d’attirer
le chaland, mais rien n’y fait, plus le temps passe, plus les comptes
sont désastreux.
Un beau jour, il est “al dente”, et comme
par hasard, vous lui rendez visite pour prendre de ses nouvelles;
au moment où il commence à pleurer sur votre épaule, vous lui “sauvez
la mise” en proposant de racheter ses parts. Devant ce geste magnanime,
il est absolument confondu et n’aura aucune peine à comprendre qu’au
taux de l’inflation locale et compte tenu de la baisse de l’euro,
vous ne pouvez lui offrir que le tiers de ce qu’il vous a versé.
Un peu de braise suffit pour rôtir les étourneaux… Lorsque vous
avez réintégré votre palombière, il ne vous reste plus qu’à attendre
le prochain passage, et d’ailleurs en cette saison les vols sont
complets…
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